Entrevue à "Haydn",
ballettomane et homme de culture
Au nombre de
mes centres d'intérêts intellectuels et artistiques, la danse occupe une place
de choix. L'an dernier j'ai eu la chance de faire la connaissance d'un très
intéressant homme de culture. Il est français et emploie son temps libre à
promouvoir la danse classique. Je dois reconnaître que sa personnalité m'a
frappée, donc j'ai lui proposé une interview. Il a aimablement accepté d'être
interviewé sous un pseudonyme: comme il se passionne aussi pour la musique et
que son compositeur préféré est Joseph Haydn, il a choisi Haydn pour "nom
d'artiste".
Votre profession
fait partie de la culture: les livres. Alors, qu’est-ce qui a suscité votre
intérêt dans la danse classique?
Un ensemble de
choses. Quand j’étais enfant, ma sur pratiquait la danse classique de manière
intensive, dans le but de faire une carrière professionnelle. Des problèmes de
santé en ont malheureusement décidé autrement, mais de ce fait, j’ai toujours
été en relation avec le monde du ballet. Lorsque ma mère conduisait ma sur au
cours de danse, je l’accompagnais souvent, et je regardais ce qui se passait
dans les salles. Bien sûr, j’étais un gamin d’une dizaine d’années, je n’étais
pas toujours très attentif et je faisais surtout des bêtises avec le fils du
professeur de danse de ma sur (qui lui, est devenu professionnel); mais de ce
lien précoce avec le ballet, il en est resté quelque chose, d’autant que de
grands solistes comme Cyril Atanassof, Ghislaine Thésmar ou Noëlla Pontois venaient
de temps en temps se produire dans la ville où j’habitais à l’époque,
Strasbourg.
Ensuite, je me
suis surtout consacré à la musique, et j’ai un peu oublié le ballet. Mes études
académiques ne me laissaient pas énormément de temps, et tous les loisirs que
j’avais à ma disposition étaient occupés par la musique. J’ai repris contact
avec le milieu de la danse à l’occasion d’un stage à l’Opéra du Rhin, à
Strasbourg toujours, où j’ai pu nouer des rapports avec les danseurs du corps
de ballet.
Finalement, mes
pérégrinations professionnelles m’ont amené à Paris, il y a presque douze ans
de cela. Je suis d’abord allé voir surtout des opéras – j’écrivais des
critiques pour un journal –, et un jour, comme on donnait le Lac des Cygnes,
j’ai acheté une place, un peu par curiosité, comme il s’agissait d’une uvre
majeure du répertoire. Ces grands ballets, je ne les avais vus jusqu’alors
dansés que par des compagnies de province, certes de bon niveau, mais qui
n’avaient rien à voir avec ce que peut faire l’Opéra de Paris, ne serait-ce que
par le nombre d’exécutants et le faste de la scénographie. Même si, avec le
recul, et après avoir vu de nombreuses autres représentations, je me dis que la
version Nouréev, très froide, très sombre, n’est pas celle que je préfère pour
le Lac des cygnes, cela m’a fait un choc. Je n’avais jamais vu un corps de
ballet de ce niveau de qualité, des ensembles aussi impressionnants de rigueur,
et vraiment, cela m’a très fortement marqué.
Dans mon travail,
je suis par ailleurs amené à côtoyer souvent des danseurs de l’Opéra de Paris.
Au début, j’étais très intimidé et je n’osais les aborder. Un jour j’ai croisé
Nathalie Aubin, qui est Sujet dans la compagnie. En fait, je l’avais remarquée
dans le Lac des cygnes dont je viens de parler, et où elle interprétait l’un
des quatre grands cygnes. J’ai dû lui dire une banalité du genre «j’ai beaucoup
aimé ce que vous avez fait à la représentation de l’autre soir», la discussion
s’est engagée, nous avons pris un café et discuté de danse. Ensuite, nous nous
sommes reparlés souvent et nous sommes devenus amis. C'est elle qui m'a
vraiment fait aimer la danse, qui m'a fait comprendre tout ce que cet art
possède de raffinement, d'élégance, et qui m'a fait découvrir tout ce que cela
peut apporter aussi bien sur le plan des émotions que sur celui du plaisir
purement intellectuel. J'ai ensuite fait la connaissance d'Alexandra Cardinale,
Coryphée au Ballet de l'Opéra de Paris. Nous nous sommes également liés
d'amitié, et je l'ai suivie dans la plupart de ses spectacles, à l'Opéra de
Paris et en tournée. C'est quelqu'un que j'apprécie énormément et elle aussi a
beaucoup compté dans mon parcours de balletomane, tout comme Sophie Parczen,
une jeune danseuse d'origine hongroise qui est entrée au Corps de ballet en 1997.
Qu’est-ce qui vous
motive à vous occuper de danse à travers une activité de diffusion de la danse
même?
Au début, j'avais
monté un petit site personnel destiné à parler essentiellement d'histoire de la
danse, une discipline souvent peu abordée aussi bien par les balletomanes que
par les professionnels de la danse. Il s'agissait aussi d'y faire figurer
quelques critiques de spectacles donnés par les danseurs de l'Opéra de Paris,
histoire notamment de parler de ceux qui n'ont - contrairement aux Etoiles - peu
ou pas les honneurs de la presse institutionnelle. Dansomanie s'est, au début
2004, doublé d'un forum de discussion qui réunit un groupe de passionnés. J'ai
essayé de faire quelque chose de différent de ce qui existait déjà, en mêlant
débats, critiques et interviews de danseurs. Je pense que cela a permis de
faire découvrir certaines personnalités peu connues du grand public. La
première personne que j'ai interviewé a été, en raison des liens d'amitiés qui
m'unissait à elle, Nathalie Aubin. Cela a tout de suite été un succès, Mlle
Aubin s'étant livrée a une évocation très personnelle et touchante de ses
souvenirs de l'époque Nouréev et de ses débuts au Ballet de l'Opéra de Paris.
Je voulais donner une autre image de la danse classique, moins infantilisante,
moins sucrée que ce que l'on peut trop souvent trouver dans les magazines
spécialisés. Je voulais qu'on parle vraiment de danse, de son histoire, de sa
technique, ne pas dériver sur des questions d'ordre privé ou relevant du
"glamour" pur et simple. J'ai persévéré dans cette voie au fil des
entretiens publiés : montrer que la danse n'est pas qu'un divertissement pour
petites filles sages, que les danseurs ne sont pas que de beaux jeunes gens qui
sourient en faisant des pirouettes, mais des gens qui pensent, qui
réfléchissent aux tenants et aboutissants de leur art, qui ont des choses
autrement plus intéressantes à dire que les banalités qu'on lit trop souvent
dans la presse. En France du moins, on a souvent tendance à ranger sommairement
les balletomanes et les danseurs en deux catégories : les
"intellectuels", qui fréquentent les spectacles de danse
contemporaine, et les autres, qui s'intéressent aux prouesses des danseurs
classiques comme on s'intéresse exploits des joueurs de football, par exemple.
J'essaye de montrer qu'on peut avoir sur la danse classique, ou plutôt
"académique", comme aurait dit Serge Lifar un débat de bon niveau,
qui va au-delà de bavardages de "fan club". En Russie, en Angleterre,
ce type de discussion a toujours existé (il suffit d'ailleurs de lire leurs
journaux de danse, de bien meilleure tenue que les nôtres), alors pourquoi pas
en France?
Quelle est, d'après
vous, la vraie psychologie des balletomanes (ou "dansomaniaques",
selon une expression que vous employez)?
J’avoue que je n’en
sais rien. Je pense qu’on trouve de tout chez les balletomanes. Je ne crois pas
qu’on puisse parler de psychologie type. Il y a des comportements qui se
rapprochent de ceux des lyricomanes: certains sont des fans inconditionnels de
tel ou tel danseur ou danseuse, et sont prêts à tout pour voir leurs
spectacles. Maria Callas ou Renata Tebaldi avaient leurs admirateurs
passionnés, tout comme Svetlana Zakharova ou Sylvie Guillem aujourd’hui. Il y a
évidemment aussi des gens qui pratiquent la danse, en professionnel ou en
amateur, et dont l’appétit chorégraphique est insatiable; alors, en plus de
leurs propres séances de travail, ils vont voir les spectacles des autres! Mais
c’est difficile d’établir un profil psychologique précis du balletomane. Parmi
les fidèles de Dansomanie, il y a des gens d’horizons très différents: des
danseurs, évidemment, des artistes d’autres disciplines, des étudiants, des
enseignants, des ingénieurs, des médecins, des jeunes gens encore au collège ou
au lycée… On peut devenir balletomane pour beaucoup de raisons, parce qu’on a
reçu un choc esthétique en voyant un spectacle chorégraphique, parce qu’on est
tombé amoureux d’une ballerine ou d’un danseur, parce que des gens de votre
entourage pratiquent la danse… Je pourrais vous citer le cas d’un lecteur de
Dansomanie, un adulte, qui exerce une profession sans rapport avec le ballet;
un jour, il a vu la Bayadère à l’Opéra de Paris, et il a ressenti une telle
émotion que le lendemain, il s’est précipité pour s’inscrire à un cours de danse
et s’initier à cet art. Cinq ans après, il suit toujours les cours avec
assiduité!
Et leur rôle dans
la diffusion active de la danse?
Difficile à
évaluer. En France du moins. En Russie ou en Angleterre, il y a des groupes de
passionnés qui ont une influence non négligeable sur les orientations prises
par les autorités compétentes en matière de politique artistique, dans le
domaine du ballet. Je ne crois pas, par exemple, qu’Alexeï Ratmansky au Bolchoï
ou Monica Mason au Royal Ballet puissent faire tout ce qu’ils veulent;
l’emprise du public est réelle. A l’Opéra de Paris, les choses sont
différentes, et le poids des balletomanes sur les décisions de la Direction me
semble relativement restreint, même si les doléances du public l’objet d’un
examen attentif. Certaines associations, comme l’A.R.O.P. (Association Pour le
Rayonnement de l’Opéra de Paris), qui par ailleurs décerne chaque année un prix
à de jeunes danseurs de la maison, disposent d’un certain pouvoir. En ce qui
concerne les groupes de balletomanes qui se retrouvent sur Internet, sur des
forums tels Dansomanie, je ne sais pas. J’espère que nous avons pu donner à
quelques personnes le goût de la danse classique. Je me réjouis de voir que
nous avons maintenant des lecteurs assez nombreux en Asie (Chine, Japon) et en
Russie. Cela permet de faire connaître des danseurs français – autres que les
Etoiles, qui elles, n’ont pas besoin de nous – ailleurs dans le Monde. Et
inversement, j’espère bien pouvoir faire connaître aux lecteurs français de
Dansomanie des artistes chorégraphiques venus de ces pays-là. Au mois de juin
dernier, nous avons fait toute une série de reportages sur le festival
Bournonville, à Copenhague, avec non seulement des comptes-rendus de spectacle,
mais aussi des articles historiques. Je pense que beaucoup delecteurs de
Dansomanie n’avaient qu’une idée assez imprécise de qui était Bournonville,
même si ce chorégraphe était, de par son père, d’origine française. Dans notre
pays, hormis le célèbre pas de deux de la Fête des fleurs à Genzano, les
uvres de Bournonville ne figurent pratiquement jamais à l’affiche des
théâtres. Ce genre d’action prend du temps, demande du travail, mais je pense
que le résultat en vaut la peine.
De même, nous
avons parmi nos lecteurs bien des personnes qui résident en Province, et qui
n’ont pas toujours la possibilité de se rendre à Paris pour voir des grands
spectacles de ballet. Alors, Dansomanie, c’est devenu pour eux un peu
«radio-opéra», on leur donne la possibilité, en diffusant de l’information sur
l’actualité du théâtre, d’y être quand même un peu, bien que ce ne soit
malheureusement que virtuel. Par ailleurs, il y a en France – mais cela doit
sans doute être pareil en Italie – de plus en plus de sites et de forums de
danse faits pour et par des adolescents, où ceux-ci peuvent échanger des
conseils pratiques, leurs expériences etc… Je pense que cela peut avoir une
influence positive pour inciter les jeunes à s’initier à l’art du ballet
classique; au collège ou au lycée, quand on s’intéresse à cela, on est souvent
tenu à l’écart, au mieux, on passe pour un farfelu. Ces sites-là permettent aux
jeunes qui aiment la danse de se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls, de
tisser des petits réseaux, de nouer des relations en se rencontrant lors de
stages ou de spectacles etc. Ces initiatives méritent d’être encouragés. Là,
oui, les balletomanes ont effectivement un rôle à jouer dans la promotion de la
danse classique.
Quels sont les
chorégraphes et les danseurs que vous admirez?
Parmi les
chorégraphes actuels? Je ne ferai pas dans l’originalité: Kylian, Neumeier, Ek.
Je pense que s’ils ont acquis une telle célébrité, ce n’est pas totalement dû
au hasard. Ce sont des gens qui ont la capacité de créer des ouvrages de
grandes dimensions, à la fois suffisamment originaux et suffisamment classiques
pour s’imposer au répertoire et durer. Je trouve par ailleurs intéressant le
travail accompli par Pierre Lacotte pour remonter certains ouvrages délaissés
du répertoire romantique, tout comme ce qu’Alexeï Ratmansky a entrepris au
Bolchoï depuis deux ans, en dépoussiérant quelques uvres réussies datant de
l’époque soviétique: Le Clair ruisseau, Le Boulon…
Sinon, Lifar,
bien sûr, Nijinsky. Ces deux artistes ont eu par ailleurs la chance de
travailler avec de grands musiciens et de grands peintres, ce qui a assuré à
leurs créations une place particulière dans l’histoire. Tout le monde n’avait
pas pour collaborateurs Honegger, Strawinsky, Picasso, Roerich… C’est sans
doute ce qui manque d’ailleurs même aux plus grands chorégraphes actuels: la
possibilité – ou la volonté? – de coopérer avec les meilleurs compositeurs et
plasticiens de leur temps pour créer des chefs d’uvre qui tiendront réellement
une place majeure dans l’histoire. Pour la création de Signes, de Carolyn
Carlson, l’Opéra de Paris avait eu l’excellente idée de commander les décors au
peintre Olivier Debré. Malheureusement, la musique de René Aubry n’est pas du
tout du même niveau, ce qui amoindrit sensiblement l’impact de la pièce.
En ce qui
concerne les danseurs, pour ne citer que quelques grands noms: Maria
Alexandrova, que j’ai découverte lors d’une tournée du Bolchoï à Paris en 2004.
C’est quelqu’un de tout à fait exceptionnel, une technicienne hors pair et une
magnifique actrice également. Parmi les étoiles de l’Opéra de Paris: José
Martinez, qui lui aussi possède une technique superlative, ainsi qu’une
formidable capacité à rendre intéressant n’importe quel rôle, même le plus
ingrat. On retrouve aussi cette faculté chez Céline Talon, une jeune femme qui
n’est «que» sujet, mais à laquelle des gens comme Mats Ek confient souvent des
premiers rôles. C’est quelqu’un d’extrêmement sensible, imaginatif, et qui ne
laisse jamais indifférent. Sinon, Marie-Agnès Gillot et Wilfried Romoli, bien
sûr, pour leur extraordinaire personnalité, Delphine Moussin, pour sa grâce,
et, par-dessus tout, Emmanuel Thibault, qui est pour moi et pour beaucoup
d’autres balletomanes une véritable étoile, même s’il n’en a pas – encore? –
officiellement le titre. Sa saltation est d’une légèreté à couper le souffle,
et de nombreux admirateurs se déplacent de loin – il possède notamment beaucoup
de «fans» en Angleterre – pour venir le voir.
Hors Opéra de
Paris, je citerais encore des gens tels Jean-Lucien Massot, Thomas Lund ou
Silja Schandorff, du Ballet Royal du Danemark. Ce sont des artistes dont le
niveau est conforme aux meilleurs standards internationaux et qui ont une
véritable personnalité. Maintenant, je les ai vus surtout – pour ne pas dire
exclusivement – dans Bournonville, et il faudrait aussi que je les découvre
dans un autre répertoire pour me faire une opinion plus définitive. Des gens de
grande valeur en tout cas.
Aujourd'hui on
appelle "danse" des disciplines qui ressemblent à la danse mais qui -
d'après moi - ne le sont pas: l'Aérobic artistique, le Hip Hop, pour ne faire
que deux exemples. Que pensez-vous de ce genre de métissages?
Réglons d’abord
le sort de l’aérobic artistique. Cela n’a clairement rien à voir avec de la
danse, il s’agit de sport, ni plus ni moins, et le terme d’«artistique» n’est
qu’un alibi destiné à donner un semblant de sérieux à cette discipline. Pour
moi, cela n’a d’autre intérêt que celui, éventuellement, de vous permettre de
demeurer en bonne condition physique. En France, les compétitions d’aérobic
artistique ont été lancés par les mêmes gens qui s’occupaient des concours de
bodybuilding et de la gestion des salles de gymnastique. L’influence de
l’aérobic «artistique» est fort heureusement nulle sur les chorégraphes
sérieux.
Pour le Hip-Hop,
les choses sont un peu différentes. Même s’il est paraît-il né dans les rues de
Harlem ou du Bronx, le Hip-Hop est à la base un «produit» purement commercial,
développé par des spécialistes du marketing pour vendre aux jeunes des disques,
des tee-shirt et autres accessoires vestimentaires… Maintenant, c’est aussi
devenu – qu'on l'aime ou non – un élément de la culture actuelle, sur lequel on
ne peut faire totalement l’impasse. Et certains chorégraphes connus se sont
emparés du Hip-Hop pour l'intégrer pour partie à leurs créations. L’année
dernière, à Suresnes, près de Paris, dans le cadre du festival Suresnes Cité
Danse, Yann Bridard, premier danseur à l’Opéra de Paris, avait créé une pièce,
Job 19, 8, qui avait recours a certains éléments de danse Hip Hop. L’ouvrage a
eu un certain succès. C’est donc quelque chose que l’on ne peut pas entièrement
ignorer, même si on s’écarte évidemment du domaine de la danse classique
stricto sensu.
En Italie en général la situation des compagnies de danse
classique n'est pas heureuse: les fonds manquent, une vraie culture de la danse
n'est pas suffisamment développée, etc. Le Teatro alla Scala c'est une
exception. Qu’est-ce que pouvez-vous me dire de la France?
En France, la
situation de la danse classique n’est pas forcément brillante non plus. Des
efforts significatifs ont été consentis pour la danse contemporaine, avec la
création et le développement de ce que nous appelons les Centres
Chorégraphiques Nationaux, installés dans de nombreuses grandes villes de
Province. Il y a aussi eu la construction du Centre National de la Danse, à
Pantin, juste à côté de Paris, qui a été inauguré l’an passé.
Pour le
classique, les choses sont plus mitigées. Il y a de moins en moins de
compagnies «classiques» dans les grandes villes françaises, hormis Paris. Le
Ballet du Rhin, qui fut jadis dirigé par Jean Babilée puis Jean Sarelli, ne
programme pratiquement plus de chorégraphies classiques. Idem pour le Ballet
National de Lyon. Pour Marseille, les changements récents à la direction du
ballet ne permettent pas encore de se faire une idée exacte de ce que seront
les orientations de la compagnie pour les années à venir. Seuls Toulouse et
surtout Bordeaux font encore de la résistance. Si vous voulez voir un Lac
des cygnes ailleurs qu’à Paris, c’est au Grand Théâtre de Bordeaux qu’il
faut vous rendre! Le problème, c’est pour qu’une troupe de ballet classique
soit viable, il faut au minimum qu’elle comporte quarante ou cinquante
personnes. L’essentiel du répertoire, qui nous vient de l’époque romantique,
est constitué d’uvres conçues à l’origine pour des théâtres prestigieux, comme
l’Opéra de Paris ou le Mariinsky, qui disposaient de ressources financières
conséquentes. Ces ouvrages, pour être représentés dans des conditions
satisfaisantes, nécessitent des effectifs assez importants, tant au niveau des
danseurs que des musiciens qui les accompagnent. Alors maintenant, en ces temps
de restrictions budgétaires, l’Etat et les municipalités rechignent de plus en
plus à subventionner un art considéré trop souvent comme «élitiste», quand ce
n’est pas carrément ringard, et préfèrent allouer des crédits à des activités
possédant une image plus «jeune», plus médiatique. C’est malheureux, mais les
choses sont ainsi.
La programmation de l'Opéra.
Sujet délicat! Il
y a eu des contestations assez virulentes à l’arrivée de Gérard Mortier à la
tête de l’Opéra de Paris en 2004, ses options ont été jugées trop audacieuses,
trop orientées vers la création contemporaine pour un public présumé
conservateur. Soit. Mais c’est aussi la création qui fait vivre une compagnie,
il faut que le répertoire s’enrichisse d’ouvrages nouveaux. Le problème serait
plutôt que l’on ne semble plus capable – et cela depuis au moins une trentaine
d’années – de réunir, pour des créations de grande ampleur, à la fois des
chorégraphes, des compositeurs et des peintres-décorateurs de premier plan.
J’ai déjà évoqué cela plus haut: de ce fait, parmi les ouvrages nouveaux portés
à la scène ces dernières années, je n’en vois guère qui pourront passer à la
postérité au même titre qu’autrefois le Sacre du Printemps par exemple.
J’espère me tromper.
Maintenant, si la
programmation d’une grande compagnie doit comporter une part importante de
créations ou du moins d’ouvrages actuels – disons au moins 50% - le Ballet de
l’Opéra de Paris, fait, au même titre que le Bolchoï, le Mariinsky ou le Royal
Ballet de Londres, partie de ces troupes, qui, en raison de leur passé
prestigieux, sont également investies d’une mission historique et patrimoniale.
Et c’est là que le bât blesse. Cela ne date pas d’hier. Déjà sous
l’administration de Hugues Gall, le patrimoine chorégraphique du Ballet de
l’Opéra de Paris n’a pas bénéficié de toute la sollicitude qu’il méritait, même
s’il faut souligner certaines réussites, comme la reconstitution de Paquita par
Pierre Lacotte. En guise de répertoire «classique» on s’est trop souvent
contenté de remonter les grandes chorégraphies de Rudolf Nouréev, qui n’en
demeurent pas moins des adaptations du répertoire du Mariinsky. On a d’ailleurs
une vision biaisée de ce que furent les années Nouréev à Paris. Le célèbre
danseur Russe, alors qu’il était directeur de la danse à l’Opéra, avait
maintenu à l’affiche un grand nombre d’ouvrages romantiques français. Ses
propres créations, même si elles ont bénéficié de mises en scène somptueuses,
ne représentaient qu’un faible pourcentage de la programmation globale. Alors
pourquoi renier maintenant un passé glorieux? On a droit à une Giselle tous les
deux ou trois ans, Coppélia revient déjà beaucoup moins souvent, la Source,
Namouna, La Fille du Danube, la Vivandière, La Filleule des Fées et tant
d’autres grands ballets du XIXème siècle ont carrément disparu du répertoire.
Et que dire de Lifar! En 2003-2004, nous avons eu une saison surchargée de
Balanchine, pour célébrer le centenaire de la naissance du chorégraphe
américain. L’année suivante, pour Lifar, à qui le ballet français doit tant?
Rien! S’il y a quelque chose d’urgent à faire, c’est bien de réhabiliter
l’uvre de Lifar. Et on pourrait du même coup en profiter pour ressusciter
quelques grands ballets d’Albert Aveline, de George Skibine ou même, pour faire
revivre un passé plus récent mais non moins intéressant, de Michel Descombey.
Ce que fait le Ballet Royal du Danemark, où Frank Andersen, son directeur, a su
trouver un équilibre harmonieux entre préservation du patrimoine – en
l’occurrence Bournonville, pour l’essentiel – et large ouverture au répertoire
actuel pourrait servir d’exemple. Je sais bien, l’herbe est toujours plus verte
dans le pré d’à côté, et il ne faut pas non plus céder à la critique facile car
la programmation d'une saison de ballet est une chose excessivement complexe.
Une divagation:
aimez-vous la danse jazz?
Je connais mal la
danse jazz, je ne peux pas dire que je me passionne pour cette discipline. Elle
m’intéresse dans la mesure ou elle a influencé des chorégraphes importants,
tels Jérôme Robbins et qu’il est nécessaire de la connaître pour comprendre
certaines uvres «classiques». Mais je ne vais que rarement voir des spectacles
de danse jazz, je dois le reconnaître.
Une autre
divagation: quels sont vos musiciens préférés?
Joseph Haydn! Là
ce n’est plus de la préférence, c’est presque du fétichisme. Et peut-être aussi
un peu de provocation, car Haydn n’a jamais écrit de musique de ballet à proprement
parler, même si on compte dans son uvre plusieurs centaines de menuets et de
danses allemandes composées pour les fêtes données par son employeur, le prince
Nicolas Esterhazy, ou pour les grands bals du Redoutensaal à Vienne. Et il
reste aussi Twyla Tharp, qui a plusieurs fois utilisé des musiques de Haydn
pour ses chorégraphies: As Time Goes By
ou Push Comes to Shove par exemple.
Sinon, j’aime beaucoup Jannequin, Monteverdi, Johann Stamitz, Gluck, Smetana,
Dvorak, Bartok, Takemitsu, Donatoni, ou, parmi les musiciens encore en vie,
Boulez, Ligeti, Murail. Mais je pourrais en citer beaucoup d’autres encore, mes
goûts musicaux sont assez éclectiques, et je m’intéresse aussi beaucoup aux
musiques traditionnelles d’Afrique, d’Asie et d’Océanie. J’aime tout
particulièrement la musique classique persane, le Gagaku japonais ainsi que
certaines musiques du Laos et de Chine.