Entrevue à "Haydn", ballettomane et homme de culture

Au nombre de mes centres d'intérêts intellectuels et artistiques, la danse occupe une place de choix. L'an dernier j'ai eu la chance de faire la connaissance d'un très intéressant homme de culture. Il est français et emploie son temps libre à promouvoir la danse classique. Je dois reconnaître que sa personnalité m'a frappée, donc j'ai lui proposé une interview. Il a aimablement accepté d'être interviewé sous un pseudonyme: comme il se passionne aussi pour la musique et que son compositeur préféré est Joseph Haydn, il a choisi Haydn pour "nom d'artiste".

Votre profession fait partie de la culture: les livres. Alors, qu’est-ce qui a suscité votre intérêt dans la danse classique?

Un ensemble de choses. Quand j’étais enfant, ma sœur pratiquait la danse classique de manière intensive, dans le but de faire une carrière professionnelle. Des problèmes de santé en ont malheureusement décidé autrement, mais de ce fait, j’ai toujours été en relation avec le monde du ballet. Lorsque ma mère conduisait ma sœur au cours de danse, je l’accompagnais souvent, et je regardais ce qui se passait dans les salles. Bien sûr, j’étais un gamin d’une dizaine d’années, je n’étais pas toujours très attentif et je faisais surtout des bêtises avec le fils du professeur de danse de ma sœur (qui lui, est devenu professionnel); mais de ce lien précoce avec le ballet, il en est resté quelque chose, d’autant que de grands solistes comme Cyril Atanassof, Ghislaine Thésmar ou Noëlla Pontois venaient de temps en temps se produire dans la ville où j’habitais à l’époque, Strasbourg.

Ensuite, je me suis surtout consacré à la musique, et j’ai un peu oublié le ballet. Mes études académiques ne me laissaient pas énormément de temps, et tous les loisirs que j’avais à ma disposition étaient occupés par la musique. J’ai repris contact avec le milieu de la danse à l’occasion d’un stage à l’Opéra du Rhin, à Strasbourg toujours, où j’ai pu nouer des rapports avec les danseurs du corps de ballet.

Finalement, mes pérégrinations professionnelles m’ont amené à Paris, il y a presque douze ans de cela. Je suis d’abord allé voir surtout des opéras – j’écrivais des critiques pour un journal –, et un jour, comme on donnait le Lac des Cygnes, j’ai acheté une place, un peu par curiosité, comme il s’agissait d’une œuvre majeure du répertoire. Ces grands ballets, je ne les avais vus jusqu’alors dansés que par des compagnies de province, certes de bon niveau, mais qui n’avaient rien à voir avec ce que peut faire l’Opéra de Paris, ne serait-ce que par le nombre d’exécutants et le faste de la scénographie. Même si, avec le recul, et après avoir vu de nombreuses autres représentations, je me dis que la version Nouréev, très froide, très sombre, n’est pas celle que je préfère pour le Lac des cygnes, cela m’a fait un choc. Je n’avais jamais vu un corps de ballet de ce niveau de qualité, des ensembles aussi impressionnants de rigueur, et vraiment, cela m’a très fortement marqué.

Dans mon travail, je suis par ailleurs amené à côtoyer souvent des danseurs de l’Opéra de Paris. Au début, j’étais très intimidé et je n’osais les aborder. Un jour j’ai croisé Nathalie Aubin, qui est Sujet dans la compagnie. En fait, je l’avais remarquée dans le Lac des cygnes dont je viens de parler, et où elle interprétait l’un des quatre grands cygnes. J’ai dû lui dire une banalité du genre «j’ai beaucoup aimé ce que vous avez fait à la représentation de l’autre soir», la discussion s’est engagée, nous avons pris un café et discuté de danse. Ensuite, nous nous sommes reparlés souvent et nous sommes devenus amis. C'est elle qui m'a vraiment fait aimer la danse, qui m'a fait comprendre tout ce que cet art possède de raffinement, d'élégance, et qui m'a fait découvrir tout ce que cela peut apporter aussi bien sur le plan des émotions que sur celui du plaisir purement intellectuel. J'ai ensuite fait la connaissance d'Alexandra Cardinale, Coryphée au Ballet de l'Opéra de Paris. Nous nous sommes également liés d'amitié, et je l'ai suivie dans la plupart de ses spectacles, à l'Opéra de Paris et en tournée. C'est quelqu'un que j'apprécie énormément et elle aussi a beaucoup compté dans mon parcours de balletomane, tout comme Sophie Parczen, une jeune danseuse d'origine hongroise qui est entrée au Corps de ballet en 1997.

Qu’est-ce qui vous motive à vous occuper de danse à travers une activité de diffusion de la danse même?

Au début, j'avais monté un petit site personnel destiné à parler essentiellement d'histoire de la danse, une discipline souvent peu abordée aussi bien par les balletomanes que par les professionnels de la danse. Il s'agissait aussi d'y faire figurer quelques critiques de spectacles donnés par les danseurs de l'Opéra de Paris, histoire notamment de parler de ceux qui n'ont - contrairement aux Etoiles - peu ou pas les honneurs de la presse institutionnelle. Dansomanie s'est, au début 2004, doublé d'un forum de discussion qui réunit un groupe de passionnés. J'ai essayé de faire quelque chose de différent de ce qui existait déjà, en mêlant débats, critiques et interviews de danseurs. Je pense que cela a permis de faire découvrir certaines personnalités peu connues du grand public. La première personne que j'ai interviewé a été, en raison des liens d'amitiés qui m'unissait à elle, Nathalie Aubin. Cela a tout de suite été un succès, Mlle Aubin s'étant livrée a une évocation très personnelle et touchante de ses souvenirs de l'époque Nouréev et de ses débuts au Ballet de l'Opéra de Paris. Je voulais donner une autre image de la danse classique, moins infantilisante, moins sucrée que ce que l'on peut trop souvent trouver dans les magazines spécialisés. Je voulais qu'on parle vraiment de danse, de son histoire, de sa technique, ne pas dériver sur des questions d'ordre privé ou relevant du "glamour" pur et simple. J'ai persévéré dans cette voie au fil des entretiens publiés : montrer que la danse n'est pas qu'un divertissement pour petites filles sages, que les danseurs ne sont pas que de beaux jeunes gens qui sourient en faisant des pirouettes, mais des gens qui pensent, qui réfléchissent aux tenants et aboutissants de leur art, qui ont des choses autrement plus intéressantes à dire que les banalités qu'on lit trop souvent dans la presse. En France du moins, on a souvent tendance à ranger sommairement les balletomanes et les danseurs en deux catégories : les "intellectuels", qui fréquentent les spectacles de danse contemporaine, et les autres, qui s'intéressent aux prouesses des danseurs classiques comme on s'intéresse exploits des joueurs de football, par exemple. J'essaye de montrer qu'on peut avoir sur la danse classique, ou plutôt "académique", comme aurait dit Serge Lifar un débat de bon niveau, qui va au-delà de bavardages de "fan club". En Russie, en Angleterre, ce type de discussion a toujours existé (il suffit d'ailleurs de lire leurs journaux de danse, de bien meilleure tenue que les nôtres), alors pourquoi pas en France?

Quelle est, d'après vous, la vraie psychologie des balletomanes (ou "dansomaniaques", selon une expression que vous employez)?

J’avoue que je n’en sais rien. Je pense qu’on trouve de tout chez les balletomanes. Je ne crois pas qu’on puisse parler de psychologie type. Il y a des comportements qui se rapprochent de ceux des lyricomanes: certains sont des fans inconditionnels de tel ou tel danseur ou danseuse, et sont prêts à tout pour voir leurs spectacles. Maria Callas ou Renata Tebaldi avaient leurs admirateurs passionnés, tout comme Svetlana Zakharova ou Sylvie Guillem aujourd’hui. Il y a évidemment aussi des gens qui pratiquent la danse, en professionnel ou en amateur, et dont l’appétit chorégraphique est insatiable; alors, en plus de leurs propres séances de travail, ils vont voir les spectacles des autres! Mais c’est difficile d’établir un profil psychologique précis du balletomane. Parmi les fidèles de Dansomanie, il y a des gens d’horizons très différents: des danseurs, évidemment, des artistes d’autres disciplines, des étudiants, des enseignants, des ingénieurs, des médecins, des jeunes gens encore au collège ou au lycée… On peut devenir balletomane pour beaucoup de raisons, parce qu’on a reçu un choc esthétique en voyant un spectacle chorégraphique, parce qu’on est tombé amoureux d’une ballerine ou d’un danseur, parce que des gens de votre entourage pratiquent la danse… Je pourrais vous citer le cas d’un lecteur de Dansomanie, un adulte, qui exerce une profession sans rapport avec le ballet; un jour, il a vu la Bayadère à l’Opéra de Paris, et il a ressenti une telle émotion que le lendemain, il s’est précipité pour s’inscrire à un cours de danse et s’initier à cet art. Cinq ans après, il suit toujours les cours avec assiduité!

Et leur rôle dans la diffusion active de la danse?

Difficile à évaluer. En France du moins. En Russie ou en Angleterre, il y a des groupes de passionnés qui ont une influence non négligeable sur les orientations prises par les autorités compétentes en matière de politique artistique, dans le domaine du ballet. Je ne crois pas, par exemple, qu’Alexeï Ratmansky au Bolchoï ou Monica Mason au Royal Ballet puissent faire tout ce qu’ils veulent; l’emprise du public est réelle. A l’Opéra de Paris, les choses sont différentes, et le poids des balletomanes sur les décisions de la Direction me semble relativement restreint, même si les doléances du public l’objet d’un examen attentif. Certaines associations, comme l’A.R.O.P. (Association Pour le Rayonnement de l’Opéra de Paris), qui par ailleurs décerne chaque année un prix à de jeunes danseurs de la maison, disposent d’un certain pouvoir. En ce qui concerne les groupes de balletomanes qui se retrouvent sur Internet, sur des forums tels Dansomanie, je ne sais pas. J’espère que nous avons pu donner à quelques personnes le goût de la danse classique. Je me réjouis de voir que nous avons maintenant des lecteurs assez nombreux en Asie (Chine, Japon) et en Russie. Cela permet de faire connaître des danseurs français – autres que les Etoiles, qui elles, n’ont pas besoin de nous – ailleurs dans le Monde. Et inversement, j’espère bien pouvoir faire connaître aux lecteurs français de Dansomanie des artistes chorégraphiques venus de ces pays-là. Au mois de juin dernier, nous avons fait toute une série de reportages sur le festival Bournonville, à Copenhague, avec non seulement des comptes-rendus de spectacle, mais aussi des articles historiques. Je pense que beaucoup delecteurs de Dansomanie n’avaient qu’une idée assez imprécise de qui était Bournonville, même si ce chorégraphe était, de par son père, d’origine française. Dans notre pays, hormis le célèbre pas de deux de la Fête des fleurs à Genzano, les œuvres de Bournonville ne figurent pratiquement jamais à l’affiche des théâtres. Ce genre d’action prend du temps, demande du travail, mais je pense que le résultat en vaut la peine.

De même, nous avons parmi nos lecteurs bien des personnes qui résident en Province, et qui n’ont pas toujours la possibilité de se rendre à Paris pour voir des grands spectacles de ballet. Alors, Dansomanie, c’est devenu pour eux un peu «radio-opéra», on leur donne la possibilité, en diffusant de l’information sur l’actualité du théâtre, d’y être quand même un peu, bien que ce ne soit malheureusement que virtuel. Par ailleurs, il y a en France – mais cela doit sans doute être pareil en Italie – de plus en plus de sites et de forums de danse faits pour et par des adolescents, où ceux-ci peuvent échanger des conseils pratiques, leurs expériences etc… Je pense que cela peut avoir une influence positive pour inciter les jeunes à s’initier à l’art du ballet classique; au collège ou au lycée, quand on s’intéresse à cela, on est souvent tenu à l’écart, au mieux, on passe pour un farfelu. Ces sites-là permettent aux jeunes qui aiment la danse de se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls, de tisser des petits réseaux, de nouer des relations en se rencontrant lors de stages ou de spectacles etc. Ces initiatives méritent d’être encouragés. Là, oui, les balletomanes ont effectivement un rôle à jouer dans la promotion de la danse classique.

Quels sont les chorégraphes et les danseurs que vous admirez?

Parmi les chorégraphes actuels? Je ne ferai pas dans l’originalité: Kylian, Neumeier, Ek. Je pense que s’ils ont acquis une telle célébrité, ce n’est pas totalement dû au hasard. Ce sont des gens qui ont la capacité de créer des ouvrages de grandes dimensions, à la fois suffisamment originaux et suffisamment classiques pour s’imposer au répertoire et durer. Je trouve par ailleurs intéressant le travail accompli par Pierre Lacotte pour remonter certains ouvrages délaissés du répertoire romantique, tout comme ce qu’Alexeï Ratmansky a entrepris au Bolchoï depuis deux ans, en dépoussiérant quelques œuvres réussies datant de l’époque soviétique: Le Clair ruisseau, Le Boulon

Sinon, Lifar, bien sûr, Nijinsky. Ces deux artistes ont eu par ailleurs la chance de travailler avec de grands musiciens et de grands peintres, ce qui a assuré à leurs créations une place particulière dans l’histoire. Tout le monde n’avait pas pour collaborateurs Honegger, Strawinsky, Picasso, Roerich… C’est sans doute ce qui manque d’ailleurs même aux plus grands chorégraphes actuels: la possibilité – ou la volonté? – de coopérer avec les meilleurs compositeurs et plasticiens de leur temps pour créer des chefs d’œuvre qui tiendront réellement une place majeure dans l’histoire. Pour la création de Signes, de Carolyn Carlson, l’Opéra de Paris avait eu l’excellente idée de commander les décors au peintre Olivier Debré. Malheureusement, la musique de René Aubry n’est pas du tout du même niveau, ce qui amoindrit sensiblement l’impact de la pièce.

En ce qui concerne les danseurs, pour ne citer que quelques grands noms: Maria Alexandrova, que j’ai découverte lors d’une tournée du Bolchoï à Paris en 2004. C’est quelqu’un de tout à fait exceptionnel, une technicienne hors pair et une magnifique actrice également. Parmi les étoiles de l’Opéra de Paris: José Martinez, qui lui aussi possède une technique superlative, ainsi qu’une formidable capacité à rendre intéressant n’importe quel rôle, même le plus ingrat. On retrouve aussi cette faculté chez Céline Talon, une jeune femme qui n’est «que» sujet, mais à laquelle des gens comme Mats Ek confient souvent des premiers rôles. C’est quelqu’un d’extrêmement sensible, imaginatif, et qui ne laisse jamais indifférent. Sinon, Marie-Agnès Gillot et Wilfried Romoli, bien sûr, pour leur extraordinaire personnalité, Delphine Moussin, pour sa grâce, et, par-dessus tout, Emmanuel Thibault, qui est pour moi et pour beaucoup d’autres balletomanes une véritable étoile, même s’il n’en a pas – encore? – officiellement le titre. Sa saltation est d’une légèreté à couper le souffle, et de nombreux admirateurs se déplacent de loin – il possède notamment beaucoup de «fans» en Angleterre – pour venir le voir.

Hors Opéra de Paris, je citerais encore des gens tels Jean-Lucien Massot, Thomas Lund ou Silja Schandorff, du Ballet Royal du Danemark. Ce sont des artistes dont le niveau est conforme aux meilleurs standards internationaux et qui ont une véritable personnalité. Maintenant, je les ai vus surtout – pour ne pas dire exclusivement – dans Bournonville, et il faudrait aussi que je les découvre dans un autre répertoire pour me faire une opinion plus définitive. Des gens de grande valeur en tout cas.

Aujourd'hui on appelle "danse" des disciplines qui ressemblent à la danse mais qui - d'après moi - ne le sont pas: l'Aérobic artistique, le Hip Hop, pour ne faire que deux exemples. Que pensez-vous de ce genre de métissages?

Réglons d’abord le sort de l’aérobic artistique. Cela n’a clairement rien à voir avec de la danse, il s’agit de sport, ni plus ni moins, et le terme d’«artistique» n’est qu’un alibi destiné à donner un semblant de sérieux à cette discipline. Pour moi, cela n’a d’autre intérêt que celui, éventuellement, de vous permettre de demeurer en bonne condition physique. En France, les compétitions d’aérobic artistique ont été lancés par les mêmes gens qui s’occupaient des concours de bodybuilding et de la gestion des salles de gymnastique. L’influence de l’aérobic «artistique» est fort heureusement nulle sur les chorégraphes sérieux.

Pour le Hip-Hop, les choses sont un peu différentes. Même s’il est paraît-il né dans les rues de Harlem ou du Bronx, le Hip-Hop est à la base un «produit» purement commercial, développé par des spécialistes du marketing pour vendre aux jeunes des disques, des tee-shirt et autres accessoires vestimentaires… Maintenant, c’est aussi devenu – qu'on l'aime ou non – un élément de la culture actuelle, sur lequel on ne peut faire totalement l’impasse. Et certains chorégraphes connus se sont emparés du Hip-Hop pour l'intégrer pour partie à leurs créations. L’année dernière, à Suresnes, près de Paris, dans le cadre du festival Suresnes Cité Danse, Yann Bridard, premier danseur à l’Opéra de Paris, avait créé une pièce, Job 19, 8, qui avait recours a certains éléments de danse Hip Hop. L’ouvrage a eu un certain succès. C’est donc quelque chose que l’on ne peut pas entièrement ignorer, même si on s’écarte évidemment du domaine de la danse classique stricto sensu.

En Italie en général la situation des compagnies de danse classique n'est pas heureuse: les fonds manquent, une vraie culture de la danse n'est pas suffisamment développée, etc. Le Teatro alla Scala c'est une exception. Qu’est-ce que pouvez-vous me dire de la France?

En France, la situation de la danse classique n’est pas forcément brillante non plus. Des efforts significatifs ont été consentis pour la danse contemporaine, avec la création et le développement de ce que nous appelons les Centres Chorégraphiques Nationaux, installés dans de nombreuses grandes villes de Province. Il y a aussi eu la construction du Centre National de la Danse, à Pantin, juste à côté de Paris, qui a été inauguré l’an passé.

Pour le classique, les choses sont plus mitigées. Il y a de moins en moins de compagnies «classiques» dans les grandes villes françaises, hormis Paris. Le Ballet du Rhin, qui fut jadis dirigé par Jean Babilée puis Jean Sarelli, ne programme pratiquement plus de chorégraphies classiques. Idem pour le Ballet National de Lyon. Pour Marseille, les changements récents à la direction du ballet ne permettent pas encore de se faire une idée exacte de ce que seront les orientations de la compagnie pour les années à venir. Seuls Toulouse et surtout Bordeaux font encore de la résistance. Si vous voulez voir un Lac des cygnes ailleurs qu’à Paris, c’est au Grand Théâtre de Bordeaux qu’il faut vous rendre! Le problème, c’est pour qu’une troupe de ballet classique soit viable, il faut au minimum qu’elle comporte quarante ou cinquante personnes. L’essentiel du répertoire, qui nous vient de l’époque romantique, est constitué d’œuvres conçues à l’origine pour des théâtres prestigieux, comme l’Opéra de Paris ou le Mariinsky, qui disposaient de ressources financières conséquentes. Ces ouvrages, pour être représentés dans des conditions satisfaisantes, nécessitent des effectifs assez importants, tant au niveau des danseurs que des musiciens qui les accompagnent. Alors maintenant, en ces temps de restrictions budgétaires, l’Etat et les municipalités rechignent de plus en plus à subventionner un art considéré trop souvent comme «élitiste», quand ce n’est pas carrément ringard, et préfèrent allouer des crédits à des activités possédant une image plus «jeune», plus médiatique. C’est malheureux, mais les choses sont ainsi.

La programmation de l'Opéra.

Sujet délicat! Il y a eu des contestations assez virulentes à l’arrivée de Gérard Mortier à la tête de l’Opéra de Paris en 2004, ses options ont été jugées trop audacieuses, trop orientées vers la création contemporaine pour un public présumé conservateur. Soit. Mais c’est aussi la création qui fait vivre une compagnie, il faut que le répertoire s’enrichisse d’ouvrages nouveaux. Le problème serait plutôt que l’on ne semble plus capable – et cela depuis au moins une trentaine d’années – de réunir, pour des créations de grande ampleur, à la fois des chorégraphes, des compositeurs et des peintres-décorateurs de premier plan. J’ai déjà évoqué cela plus haut: de ce fait, parmi les ouvrages nouveaux portés à la scène ces dernières années, je n’en vois guère qui pourront passer à la postérité au même titre qu’autrefois le Sacre du Printemps par exemple. J’espère me tromper.

Maintenant, si la programmation d’une grande compagnie doit comporter une part importante de créations ou du moins d’ouvrages actuels – disons au moins 50% - le Ballet de l’Opéra de Paris, fait, au même titre que le Bolchoï, le Mariinsky ou le Royal Ballet de Londres, partie de ces troupes, qui, en raison de leur passé prestigieux, sont également investies d’une mission historique et patrimoniale. Et c’est là que le bât blesse. Cela ne date pas d’hier. Déjà sous l’administration de Hugues Gall, le patrimoine chorégraphique du Ballet de l’Opéra de Paris n’a pas bénéficié de toute la sollicitude qu’il méritait, même s’il faut souligner certaines réussites, comme la reconstitution de Paquita par Pierre Lacotte. En guise de répertoire «classique» on s’est trop souvent contenté de remonter les grandes chorégraphies de Rudolf Nouréev, qui n’en demeurent pas moins des adaptations du répertoire du Mariinsky. On a d’ailleurs une vision biaisée de ce que furent les années Nouréev à Paris. Le célèbre danseur Russe, alors qu’il était directeur de la danse à l’Opéra, avait maintenu à l’affiche un grand nombre d’ouvrages romantiques français. Ses propres créations, même si elles ont bénéficié de mises en scène somptueuses, ne représentaient qu’un faible pourcentage de la programmation globale. Alors pourquoi renier maintenant un passé glorieux? On a droit à une Giselle tous les deux ou trois ans, Coppélia revient déjà beaucoup moins souvent, la Source, Namouna, La Fille du Danube, la Vivandière, La Filleule des Fées et tant d’autres grands ballets du XIXème siècle ont carrément disparu du répertoire. Et que dire de Lifar! En 2003-2004, nous avons eu une saison surchargée de Balanchine, pour célébrer le centenaire de la naissance du chorégraphe américain. L’année suivante, pour Lifar, à qui le ballet français doit tant? Rien! S’il y a quelque chose d’urgent à faire, c’est bien de réhabiliter l’œuvre de Lifar. Et on pourrait du même coup en profiter pour ressusciter quelques grands ballets d’Albert Aveline, de George Skibine ou même, pour faire revivre un passé plus récent mais non moins intéressant, de Michel Descombey. Ce que fait le Ballet Royal du Danemark, où Frank Andersen, son directeur, a su trouver un équilibre harmonieux entre préservation du patrimoine – en l’occurrence Bournonville, pour l’essentiel – et large ouverture au répertoire actuel pourrait servir d’exemple. Je sais bien, l’herbe est toujours plus verte dans le pré d’à côté, et il ne faut pas non plus céder à la critique facile car la programmation d'une saison de ballet est une chose excessivement complexe.

Une divagation: aimez-vous la danse jazz?

Je connais mal la danse jazz, je ne peux pas dire que je me passionne pour cette discipline. Elle m’intéresse dans la mesure ou elle a influencé des chorégraphes importants, tels Jérôme Robbins et qu’il est nécessaire de la connaître pour comprendre certaines œuvres «classiques». Mais je ne vais que rarement voir des spectacles de danse jazz, je dois le reconnaître.

Une autre divagation: quels sont vos musiciens préférés?

Joseph Haydn! Là ce n’est plus de la préférence, c’est presque du fétichisme. Et peut-être aussi un peu de provocation, car Haydn n’a jamais écrit de musique de ballet à proprement parler, même si on compte dans son œuvre plusieurs centaines de menuets et de danses allemandes composées pour les fêtes données par son employeur, le prince Nicolas Esterhazy, ou pour les grands bals du Redoutensaal à Vienne. Et il reste aussi Twyla Tharp, qui a plusieurs fois utilisé des musiques de Haydn pour ses chorégraphies: As Time Goes By ou Push Comes to Shove par exemple. Sinon, j’aime beaucoup Jannequin, Monteverdi, Johann Stamitz, Gluck, Smetana, Dvorak, Bartok, Takemitsu, Donatoni, ou, parmi les musiciens encore en vie, Boulez, Ligeti, Murail. Mais je pourrais en citer beaucoup d’autres encore, mes goûts musicaux sont assez éclectiques, et je m’intéresse aussi beaucoup aux musiques traditionnelles d’Afrique, d’Asie et d’Océanie. J’aime tout particulièrement la musique classique persane, le Gagaku japonais ainsi que certaines musiques du Laos et de Chine.