Le regard de ma "nonna". Immigration Italie-Canada

Sur la planète, à différentes époques, des êtres ont été déplacés, des peuples ont été déportés, des "boat-people" ont été abandonnés. Des gens plus riches se sont déracinés du lieu de leur naissance. Ils ont tous éveillé une méfiance née simplement de leur différence. Ma "nonna" Loreta l’a vécue aussi: ce n’était pas le signe d’une époque mais bien celui d’une humanité.

La "nonna" Loreta à 42 ans (époque de l'immigration)

Pour moi, l’immigration a toujours eu le visage de ma "nonna". En 1925, elle quitte sa terre natale, l'Italie, flanquée de ses deux garçons de 13 et 8 ans. Illettrée, elle ne sait parler que le dialecte de sa région. Elle a le courage des petits, de ceux qui rêvent d’un jour meilleur, de ceux qui ont faim souvent. Victime d’un pays qui ne sait plus garder les siens, elle est vomie sur un sol étranger, espérant un accueil qui ne peut être gagné d’avance.

Quitter son pays de nos jours, est bien différent. Cependant, cela demeure une déchirure profonde qui perdure durant plusieurs générations. Tout laisser derrière soi est synonyme d’arrachement, surtout lorsque ceux que l’on délaisse sont des êtres qui ont profondément marqué notre existence.

Cette coupure porte la présence souffrante d’un ailleurs qui n’est déjà plus celui que l’on connaissait. En effet, les souvenirs soulignent un aujourd’hui qui a évolué après nous. Le pays perdu survit en soi comme une blessure alors que la véritable contrée elle, a changé, devenant cet autre que l’immigrant ne reconnaît plus.

Le Canada, terre d’accueil par excellence, est géographiquement entouré d’eau, n’aurait-il pas pu se refermer sur lui-même? Mais sa fécondité elle-même est différence…

L’immigration comme une marche: "parcourait en chantant des pays étrangers".

Ma "nonna" ne parlait pas très bien français mais elle gardait en elle le pouvoir des bras ouverts, du sourire et de la chaleur pour celui ou celle que la vie lui offrait, l’espace d’une rencontre.

S’expatrier demande de découvrir l’autre. Qu’arriverait-il à l’exilé s’il refusait la richesse d’une relation? L’immigré apprend sa terre nouvelle en recevant ses habitudes de celui qui l’accueille. Il dérange par ce qu’il est: il projette autre chose, un inconnu, un risque. En même temps, il donne, puisque l’accueil de l’étranger inaugure un aller-retour riche de nouveaux apprentissages. L’adaptation peut devenir solidarité, la planète entière n’est-elle pas un pays?

La "nonna" Loreta à 69 ans

L’illusion d’un mieux être, le goût de l’aventure, les convictions politiques distinctes, autant de raisons pour quitter son sol natal. Demain prend l’air d’un mieux puisqu’il est imaginé. Sur le bateau qui l’amenait de Naples à Halifax, les yeux de ma "nonna" scrutaient l’horizon. Cherchaient-ils déjà cet autre, ce dissemblable, ce frère, cette sœur inconnus?

L’immigré moins une partie de lui-même: "Va dire à mes amis que je me souviens d’eux."

Ma "nonna", un jour, s’est mise à porter le deuil d’un cousin qu’elle n’avait jamais revu. Le manque des êtres qui avaient formé son passé persistait au-delà des années. Si elle était retournée à sa souche, aurait-elle pu se réhabituer? Le présent n’était plus son passé. La réalité d’hier qu’elle portait comme un héritage, s’est naturellement transmise aux générations après elle. Je suis et serai toujours fille d’immigré. Au fond de moi, comme toutes les "deuxièmes - générations", je ne serai jamais totalement l’une ou l’autre des nationalités qui ont touché ma "nonna". Mon appartenance a été plus longue à bâtir. Je rêve d’un pays enrichi des nationalités différentes qui forment la planète. Je rêve de dire ce que je suis et d’entendre ce que tu es. Je rêve d’un amalgame de sushi, de spaghetti, de couscous et de bananes sucrées. Je rêve de te regarder et d’en être grandie, de te donner la main pour que tu te redresses.

L’immigré recherchant une appartenance "parcourait en pleurant des pays étrangers".

L’immigration ne rimera jamais avec facilité mais bien avec partage, échange et bonté.

"Ces dernières années, dans notre pays, il y a une grande affluence de personnes venant des pays de l’Est. Parmi elles, il y a de tout: gens honnêtes à la recherche d’un meilleur avenir mais aussi plusieurs cas de délinquance. Il y a malheureusement un début d’intolérance face à eux.

Cependant, je pense souvent qu’ils vivent la même situation que celle qu’ont vécue nos compatriotes quand ils ont émigré vers des pays lointains." (Maurizio Giudici)

Deux générations après l’immigration, les descendants se perçoivent comme à cheval entre deux cultures. Ils ne sont plus ceux-ci mais pas encore ceux-là. Le regard de ma "nonna" persiste dans les yeux de mes enfants. Il sera projeté très loin dans l’histoire humaine racontant la perpétuation d’une humanité à plusieurs cultures, plusieurs visages.